Interview with Anthony Downey (Qantara Journal, Paris), 20 July 2016

Summer 2016

Qantara 100

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Art Contemporain Arabe: La Subversion des Formes

Le numérique, outil de partage critique de l’art

Les nouvelles technologies ont offert des opportunités de développement étonnantes aux artistes du monde arabe. Anthony Downey revient sur la plate-forme de réflexion en ligne Ibraaz lancée il y a cinq ans et dont il est le rédacteur en chef.

Qantara : Pouvez-vous nous parler de la création en 2011 du forum Ibraaz, une émanation de la Fondation Kamel Lazaar ?

Anthony Downey : Ibraaz est né d’une discussion entre Kamel Lazaar, sa fille Lina Lazaar et moi-même, qui remonte à 2009. L’élaboration du projet a pris deux ans avant son lancement en 2011, dans le cadre de la 54e Biennale de Venise. En faisant d’Ibraaz le pôle de recherche et d’édition de la fondation, nous partions d’une idée assez simple : il existait, croyions-nous, un besoin urgent d’offrir une analyse critique impartiale et sérieuse de la culture visuelle provenant du Moyen-Orient ou en rapport avec lui. C’est toujours vrai. Quand on voit la demande institutionnelle, muséale et commerciale en matière d’arts plastiques de la région, on peut estimer que le besoin n’a fait qu’augmenter depuis lors. Il fallait aussi que nous soyons représentatifs de la région. C’est pourquoi la majorité de nos collaborateurs sont basés au Moyen-Orient, de même que la plupart des correspondants de la rédaction. C’est peut-être une gageure logistique, mais avec notre implantation en ligne, nous utilisons pleinement la technologie pour attirer, si possible, un large éventail d’opinions.

Comment fixez-vous les axes de réflexion que vous partagez sur Ibraaz ?

Ce travail s’effectue avec une équipe éditoriale composée de membres de la rédaction et de correspondants basés dans la région. Les premiers établissent tous les six à huit mois une série de questions qui sont soumises aux commentaires et remarques des seconds. Par cette méthode, nous obtenons un choix de sujets qui se resserre peu à peu, pour aboutir, si tout se passe bien, à une seule thématique qui devient un support collectif de contributions et d’échanges. À ce jour, dix thématiques ont été proposées regroupant des sujets allant du général au particulier, dont le plus récent était : «Vers où maintenant ? Mutation des dynamiques régionales et de la production culturelle au Maghreb et au MoyenOrient». Chaque thématique a donné lieu à des productions différentes, souvent sous la forme de rencontres et de livres, notamment Dissonant Archives: Contemporary Art and Contested Narratives in the Middle East (IB Tauris, 2015) et Future Imperfect: Contemporary Art Practices and Cultural Institutions in the Middle East (Sternberg Press, à paraître en 2016).

Qu’est-ce que ces espaces apportent de plus que les institutions traditionnelles ?

Ce sont des échanges très ouverts, destinés à accueillir des participants que l’on n’a pas entendus et à publier des intervenants plus confirmés, de manière à faire avancer le dialogue. Nous veillons à ne pas trop nous institutionnaliser, ni trop nous rapprocher d’une institution en particulier afin de préserver notre pouvoir critique. Mais notre pôle de recherche et d’édition est capable de travailler avec de multiples institutions et des professionnels d’horizons divers, ce qui contribue, je crois, à la vitalité et à la pluralité du dialogue.

Quelles sont les conséquences des révolutions arabes, en particulier en Tunisie ?

C’est difficile de répondre en quelques mots. Il y a eu des avancées indéniables, surtout en Tunisie, et des reculs indéniables, nulle part aussi criants qu’en Égypte, où l’autoritarisme semble s’accentuer, et en Syrie, qui semble en proie à un conflit interne insoluble. Sur le plan culturel, il y a eu malgré tout une véritable explosion, si l’on peut dire. Peut-être qu’elle commencera à avoir des répercussions sur le débat social et politique et sur l’évolution générale, mais nous sommes encore aux tout premiers stades de ce qui sera un bouleversement historique de grande ampleur.

Comment voyez-vous la question des relations de l’art avec la sphère publique et la société civile ?

La production culturelle, comme forme d’engagement et de communication qui s’adresse au public, fait souvent le lien entre diverses activités associées à une société civile vigoureuse. Si l’on admet que l’activité artistique a une valeur sociale, et bien peu le contesteraient, on doit se demander dans quelle mesure la société a une obligation de soutenir ces activités qui reparamètrent les rapports entre développement culturel, espace public et militantisme social. Pour répondre complètement à la question, il faudrait étudier de près ce que la culture peut faire pour renforcer la société civile, au sens d’une ouverture de l’espace public et du dialogue, et ce que la société civile peut faire pour la culture.

Dans votre catalogue «The Future of a Promise » (2011), vous semblez dire qu’il faudrait cesser d’utiliser le terme «Moyen-Orient » pour désigner en raccourci un ensemble complexe de pays divers. Je crois avoir voulu dire que nous devions procéder à une évaluation épistémologique, une contextualisation historique et une remise en cause critique de l’emploi de ce terme pour éviter les analyses péremptoires, réductrices et néocoloniales. J’irais dans le même sens aujourd’hui. Nous incitons toujours nos auteurs à se demander si l’utilisation qu’ils font de ce terme lui donne une définition ouverte ou fermée. Je pense que les commentaires et les critiques sont plus nuancés depuis quelque temps, mais il y a encore beaucoup de travail si nous voulons en finir avec les formes de perception néocoloniales de la région.

Vous lancez régulièrement des débats afin de proposer de nouveaux cadres critiques et épistémologiques à la place des modèles postcoloniaux.

Quand on applique une pensée critique, on doit s’interroger sur les postulats qu’elle suppose. Si l’on parle de la création culturelle au début du xxie siècle, les acteurs de la culture et les artistes ont-ils à leur disposition d’autres modes de production des savoirs ? C’est fondamental pour moi : existe-t-il des modes de pensée différents ? En dehors des questions épistémologiques sur la production de savoirs, j’essaie aussi de regarder qui en produit, comment ils sont utilisés et à quelles fins. En somme, quels intérêts sert la production de savoirs à l’instant où elle intervient ? Je me penche aussi sur un autre domaine plus large, concernant plus précisément la pédagogie : comment élaborer des programmes d’études et d’apprentissage autour de ces questions et favoriser une vraie pensée critique de la part des professionnels et des élèves ? Voilà où j’en suis de mes recherches à présent : comment enseigner utilement ce que nous savons et comment, finalement, apprendre ce que nous ne savons pas? •

Propos recueillis par Ingrid Perbal Traduit de l’anglais par Jeanne Bouniort Anthony Downey est professeur d’art visuel sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à la faculté des arts de l’université de Birmingham City. Publication à venir : Future Imperfect: Contemporary Art Practices and Cultural Institutions in the Middle East (2016).